admin 03.10.2025 0

Extrait du premier chapitre du roman – Gertrude Blanquette (tome 1) – Le Poison des HLM

ROMUALD SERRADO

Gertrude Blanquette,

le poison des HLM

Œuvre de fiction.
Les personnages, lieux et événements décrits sont imaginaires.
Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou disparues, serait purement fortuite.

– Édition du 1 octobre 2025 (Texte justifié)

1

La naissance d’un démon

20 avril 1953, Hôpital de la Conception, Marseille

Les couloirs de la maternité vibraient d’une agitation fébrile, contrastant avec les murs défraîchis et les salles surpeuplées. L’air était saturé d’une odeur d’antiseptique, mêlée aux cris rauques qui résonnaient dans les corridors.

Janette Blanquette, trempée de sueur, agrippait les barreaux du lit en fer, son corps secoué par des contractions implacables, ses jointures blanchies par l’effort, ses lèvres serrées laissant échapper des gémissements étouffés. Son deuxième enfant arrivait, qu’elle le veuille ou non.

Dans un coin, Ginette, dix ans, était perchée sur une chaise branlante, ses grands yeux oscillant entre le visage tordu de sa mère et son père, Jean-Louis, debout, impuissant, ses mains de pêcheur calleuses triturant son béret, ses épaules voûtées trahissant son anxiété.

Ginette n’avait aucune envie de voir une petite sœur lui voler ses jouets – ou l’attention déjà rare de ses parents. Ce que Ginette ignorait, c’était la tempête qui grondait dans le cœur de sa mère.

Janette, marquée par un passé qu’elle enfouissait sous des silences amers, voyait ce bébé comme un fardeau, une bouche de plus à nourrir dans leur appartement exigu du quartier du Panier. Ses sourcils froncés et ses mâchoires crispées laissaient deviner une colère contenue, un rejet viscéral qu’elle ne formulait pas encore.

Jean-Louis, lui, n’y voyait que du bonheur. Pêcheur au grand cœur, il affrontait chaque jour les caprices de la Méditerranée sur son vieux pointu, un bateau aussi usé que ses espoirs de jours meilleurs. Il rêvait déjà de gâter une seconde fille, inconscient du venin que sa femme distillait depuis des années sur Ginette. Son regard doux, presque enfantin, s’illuminait à l’idée de ce nouvel enfant, ses doigts tapotant nerveusement le béret contre sa cuisse.

Ce nouvel enfant pourrait-il détourner la cruauté de Janette, offrant à Ginette un répit inespéré ?

Les contractions s’accéléraient, et les jurons de Janette, crus et tranchants, faisaient sursauter même les sages-femmes aguerries. Ginette, partagée entre l’inquiétude et une satisfaction secrète de voir sa mère souffrir, ressentait un frisson étrange – un mélange d’émotions trop complexes pour une fillette de son âge. Ses petites mains serraient le bord de la chaise, ses lèvres tremblaient légèrement, comme si elle luttait pour contenir un sentiment interdit.

Les deux sages-femmes, en tabliers blancs amidonnés, s’affairaient avec une efficacité militaire. «Sortez, s’il vous plaît, on a besoin de place !» lança l’aînée, une femme menue aux mains fermes, en poussant Jean-Louis et Ginette vers la porte, son ton sec masquant une pointe d’agacement.

Jean-Louis obéit, son pas lourd traînant sur le linoléum, tandis que Ginette jetait un dernier regard à sa mère, ses yeux brillants d’une curiosité mêlée de crainte.

Dans la salle d’accouchement, l’ambiance était à la fois crue et solennelle, typique des années 1950. Les instruments en acier brillaient sous la lumière pâle des lampes. Pas d’anesthésie moderne ici, juste le savoir-faire des sages-femmes et la volonté brute de Janette.

«Respirez, Madame, poussez quand je vous le dis !» ordonna la première sage-femme, son front plissé par la concentration, tandis que la seconde, plus jeune, tenait une bassine et des linges propres, ses doigts tremblant légèrement sous la pression de l’instant.

Le travail traînait, le bébé était mal positionné – une épaule coincée, arrachant des hurlements à Janette, dont le visage, rouge et luisant, se tordait dans une grimace de douleur et de rage. Les sages-femmes échangèrent un regard tendu, mais gardèrent leur calme, ajustant la position de la mère pour libérer l’enfant, leurs mouvements précis malgré la sueur qui perlait sur leurs tempes.

Après une éternité de douleur, un cri perçant déchira l’air. Le bébé, une fille, émergea, rouge et gigotant. La jeune sage-femme coupa le cordon d’un geste précis, lava l’enfant dans une cuve d’eau tiède et l’enveloppa dans une couverture rêche avant de la tendre à Janette, un sourire hésitant sur les lèvres.

Le regard que Janette posa sur sa fille n’avait rien de tendre. Ses lèvres pincées trahissaient un dédain glacial, presque inhumain, ses yeux lançant des éclairs de mépris.

«Elle a déjà une tête de pute, celle-là», lâcha-t-elle, sa voix acide perçant le silence, ses mains restant immobiles, refusant de prendre l’enfant.

Jean-Louis, bouleversé par la vue de sa nouvelle fille, essuya une larme furtive, son menton tremblant d’émotion. Il s’approcha, posa une main douce sur l’épaule de sa femme, mais elle fixait toujours le bébé, comme si elle imaginait déjà l’abandonner au couvent du coin, son corps raidi par une tension palpable.

Les sages-femmes, occupées à ranger leurs instruments, échangèrent un regard choqué, leurs sourcils haussés trahissant leur malaise. L’une d’elles, la plus jeune, murmura à sa collègue : «On dirait qu’elle ne veut pas de ce petit ange», sa voix tremblante, à peine audible. Mais elles se turent, habituées aux drames des familles marseillaises.

Jean-Louis, lui, ne voyait que la lumière. Ce bébé, c’était un miracle, un point d’ancrage après des années de tempêtes, et son sourire tremblant illuminait son visage buriné.

Des années plus tôt, il avait croisé Janette dans les ruelles sombres du Vieux-Port, une silhouette frêle qui vendait son corps pour un bout de pain et une chambre miteuse. Il l’avait aimée dès le premier regard, non pas pour sa beauté fanée, mais pour la lueur d’espoir qu’il devinait sous sa carapace. Il l’avait convaincue d’abandonner la rue, lui promettant une vie simple, mais digne, ses yeux pétillants de sincérité à chaque mot. Chaque jour, il partait en mer avant l’aube, ramenant à peine de quoi nourrir leur foyer, mais il y croyait. Il voulait croire qu’elle pouvait changer, qu’elle pouvait aimer Ginette, et maintenant cette nouvelle fille, comme il les aimait, lui, son cœur battant d’un espoir presque naïf.

Mais Janette n’avait jamais oublié d’où elle venait. La misère de la prostitution, même si elle rapportait plus que les maigres prises de Jean-Louis, restait gravée dans sa chair. La maternité, pour elle, n’était qu’une chaîne de plus. Ginette en avait déjà fait les frais – des mots durs, des punitions injustes, des regards qui blessaient plus que des gifles. Et maintenant, ce bébé, ce fardeau non désiré, serait une nouvelle cible pour sa rancœur, ses doigts serrant le bord du lit comme pour contenir une fureur ancienne.

L’hôpital, désorganisé et à court de lits, ne garda Janette que cinq jours. Les infirmières, troublées par son indifférence envers l’enfant, la voyaient comme un mystère, une femme dont le cœur semblait fermé à double tour. Chaque fois qu’on lui tendait le bébé, elle détournait les yeux, ses lèvres pincées et ses mains croisées sur sa poitrine, refusant tout contact.

«Elle n’est pas normale, celle-là», chuchota une infirmière à sa collègue, croisant les doigts pour conjurer le malaise, son regard inquiet suivant Janette.

Le jour de la sortie, Jean-Louis revint avec Ginette, qui traînait des pieds, peu enthousiaste à l’idée de ramener cette intruse à la maison, ses petits poings serrés dans les poches de sa robe usée. Janette n’avait toujours pas nommé l’enfant. Ce fut Jean-Louis qui, en regardant sa fille emmaillotée, proposa : «Gertrude», ses yeux brillants d’une tendresse infinie.

Le prénom lui était venu des années de guerre, quand il transportait des prisonniers allemands sur son bateau, réquisitionné pour des convois entre Marseille et les ports d’Afrique du Nord. En 1944, il avait entendu un soldat, un gamin apeuré loin de chez lui, murmurer ce nom – «Gertrude» – comme un talisman, le nom de sa sœur restée en Allemagne. Ce mot, doux et fort à la fois, était resté gravé dans la mémoire de Jean-Louis.

Gertrude, d’origine germanique, signifiait «lance forte», «force bien-aimée». Pour lui, ce bébé était une promesse, une lumière dans leur vie chaotique, et il caressait doucement la couverture du nourrisson, un sourire fragile sur les lèvres.

Pour Janette, en revanche, Gertrude n’était qu’un poids de plus, une «pomme de terre» expulsée de son corps sans amour, ses yeux lançant un regard vide vers l’horizon.

Elle quitta l’hôpital sans un regard en arrière, tenant le couffin comme on porte un panier de linge sale, ses pas raides et son visage fermé. Gertrude Blanquette était née, et personne, ce jour-là, n’imaginait le monstre que cette enfant deviendrait, forgé dans l’ombre d’une mère qui ne savait ni aimer ni pardonner.

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